Le mot « lesbienne » est un terme vénérable, multi-millénaire, tout droit venu du fond des âges d’or de la Grèce antique, d’un lieu paradisiaque et mythique : l’île de Lesbos au temps de la poétesse Sappho. Combien de rêves le terme « lesbienne » contient-il à lui seul ? La Grèce antique, la philosophie, une île ensoleillée, mais surtout une poétesse romantique (et sûrement belle) qui faisait la cour aux femmes avec ses poèmes… Ah ! je me sens soudain née à la mauvaise époque.

Et pourtant, qui n’a jamais ressenti de gêne, de celle qui jouxte la honte, en prononçant « l……ne » ? Qui n’a jamais été traversé d’un vague sentiment d’impudeur à l’écoute de ce mot ? Le mot « lesbienne » semble sale : il évoque on ne sait quoi d’un peu impudique, on le contourne, on le prononce du bout des lèvres, en baissant la voix, en hésitant. Ou bien on renonce et notre phrasé se pare de figures de styles dont il se voit rarement agrémenté : c’est une homosexuelle (métonymie), une femme gay (semi-antithèse), elle préfère les femmes (périphrase ; avec son petit sous-entendu perfide : si elle « préfère », c’est qu’elle aime quand même un peu les hommes, faut pas exagérer non plus), ou bien, comme pour Voldemort, on ne prononce par le mot fatidique (ellipse), on écarquille les yeux en relevant les sourcils en mettant des coups de menton vers l’avant comme pour cracher le mou (métaphore).

Évidemment, chacune peut décider de se décrire de la manière qui lui convient le mieux, il ne faut pas tomber dans le politiquement obligatoire. Se dire « gay » quand on est lesbienne peut apporter son lot non négligeable de provocation queer. L’évitement du mot L relève d’un problème plus général que celui de la définition individuelle.
La journaliste Alice Coffin, dans son ouvrage (décrié) « Le génie lesbien » récemment sorti, essaie d’expliquer les raisons pour lesquelles « le mot lesbienne est imprononçable » : censuré par les réseaux sociaux, associé au porno sur internet, mise au rebut automatique des mails contenant le terme fatidique dans son objet (je viens de l’expérimenter avec un mail de notre commission visibilité lesbienne), silence pesant lorsqu’il est prononcé dans les réunions féministes… Elle rappelle qu’en 2008, les habitants de l’île de Lesbos ont même brandi leurs étendards dans les rues pour demander à interdire l’emploi de ce terme (à mon avis, les habitantes auraient aujourd’hui balancé le hashtag #lesbiennemaishétéro).

Pour Alice Coffin, la stigmatisation du mot « lesbienne » signifie que les lesbiennes sont perçues comme une menace pour le système de domination masculine (appelé patriarcat). Les lesbiennes sont des sortes d’outsiders qui font vaciller ses fondations, puisqu’elles s’échappent du système, peuvent en avoir une vue d’ensemble et en dénoncer les injustices (qui souvent d’ailleurs ne les concernent pas, ou plus), d’où l’enjeu de leur invisibilisation (ou de leur décridibilisation). Anne Revillard, sociologue du genre, a mis en lumière deux formes de répressions différentes selon que l’on est gay ou lesbienne : si les premiers subissent une répression ouverte (représentations négatives omniprésentes, insultes, violences homophobes), les secondes subissent ce qu’elle appelle une « répression silencieuse » qui consiste en une invisibilisation de l’homosexualité féminine (2002) (j’ai témoigné dans une précédente chronique de l’importance de la visibilité lesbienne pour la construction de son identité : voir chronique #6). Alice Coffin écrit : « Ce qui définit la lesbophobie, outre le sexisme, outre l’homophobie, qui en sont des composantes, c’est l’invisibilisation. Faire en sorte que les lesbiennes n’existent plus, en commençant par usurper leur nom. Le leur voler. Ou le rendre imprononçable. Je ne connais pas d’autres minorités qu’on efface à ce point. »

Alors, faisons honneur à Sappho, notre ancêtre à toutes, qui écrivait il y a 2500 ans :
« L’amour fit trembler mon cœur
comme le vent dans la montagne
se précipitant sur les chênes.
Belle femme,
mes sentiments pour toi
ne faibliront jamais
je te le dis :
le temps viendra
où quelqu’un se souviendra de nous. »
Anna-Livia